Par Thomas SKORUCAK, Philosophe

En philosophie, je ne sais si vous avez encore de vagues souvenirs de votre séjour en Terminale, il est d’usage de commencer par définir les termes du sujet. Rien de très précis ni de très élaboré dans un premier temps, on ne cherche pas à exprimer la vérité profonde du concept en une fois, simplement à baliser un peu les usages des termes employés.

Je vais me livrer au même exercice : partir des définitions du terme telles qu’elles sont fournies par le dictionnaire, et voir un peu ensuite où cela nous emmène.

D’après le CNRTL, l’engagement recouvre 4 définitions, ou domaines de définitions, distinctes :

1.       L’action de mettre en gage quelque chose, le résultat de cette action.

Mettre en gage, c’est quelque chose qui a un peu disparu aujourd’hui je crois, c’est le fait de déposer un objet en échange d’une somme d’argent : vous déposez votre montre pour disons 50€, et vous la récupérez plus tard pour 60… Vous avez perdu 10€, mais vous avez eu les 50€ au moment où vous en aviez besoin. Voilà pour la première définition.

 

2.       L’engagement c’est aussi un contrat oral ou écrit par lequel une personne engage les services d’une autre personne. Par extension, un contrat oral ou écrit par lequel une personne engage ses services. On engage un salarié, typiquement. Et en retour le salarié, le prestataire, le mercenaire, s’engage à produire un service.

 

3.       Action d’engager, par une promesse de fidélité, sa vie sentimentale ou religieuse ; par métonymie, cette promesse elle-même. Par extension, action de s’engager par une promesse, une convention, une obligation en vue d’une action précise ou d’une situation donnée – et cette obligation elle-même. Le mariage dans sa dimension contractuelle, par exemple. En gros, s’engager, c’est promettre quelque chose.

Dernière définition :

4.       L’engagement, c’est l’action d’engager quelque chose ou quelqu’un dans un espace généralement resserré dans une situation difficile, fait de s’y engager. C’est la mise en train d’une action dans laquelle il y a échange, lutte, rivalité, avec l’intention d’aboutir à un résultat positif. C’est le registre militaire, ou du combat : c’est l’engagement au combat entre deux armées, c’est aussi le fait de toucher le fer de son adversaire à l’escrime. Et ce n’est sans doute pas un hasard si les manœuvres dans les manuels de stratégie sont aussi décrits en termes d’escrime. Par exemple, le manuel de stratégie du Général Beauffre.

Par extension, c’est la participation active, par une option conforme à ses convictions profondes, à la vie sociale, politique, religieuse, ou intellectuelle de son temps.  

 

Bon, j’espère que ce n’était pas trop long et que je ne vous ai pas déjà perdus avec cet inventaire des différents sens possibles que l’on donne au mot « engagement » et à son champ lexical.

Je crois que c’était tout de même utile, ne serait-ce que pour dégager différents points :

* premièrement, on peut constater dans ces définitions qu’il y a comme un déplacement, un mouvement, entre une dimension spécifiquement juridique, contractuelle, au sens administratif du terme, et une dimension plus intime, plus personnelle, plus existentielle du terme.

* deuxièmement, on voit bien que le fond commun de ces définitions est constitué par quelque chose qui relève du contrat, ou du serment, que l’on passerait avec autrui ou avec soi-même. Dans le fait de s’engager, il y a quelque chose qui relève de la promesse.

Or, je crois que placer sur un fond commun ce qui relève à la fois du juridique et de l’existentiel, ou de l’éthique pour le dire moins pompeusement, soulève un certain nombre de tensions, ou a minima d’interrogations. Je vais essayer de vous en tracer les grandes lignes.

 

 

PREMIER ASPECT QUE JE VOUDRAIS DEGAGER :

Dans l’engagement, que ce soit au sens juridique ou au sens éthique, il y a indubitablement quelque chose qui relève du don de soi. S’engager, c’est donner de son temps, de son énergie, de ses convictions, c’est donner de soi à la fois au présent – dans la performativité de l’acte d’engagement lui-même, mais aussi de son futur soi. C’est aussi bien s’engager pour celui que l’on est maintenant que celui que l’on sera demain.

a.       Autrement dit, d’une part, je crois que cette question du don de soi soulève la question de l’ipséité de l’engagement (l’ipséité : la dimension ontologique, concrète, de la réflexivité pronominale) ; autrement dit, qui s’engage lorsque l’on s’engage ? Qui, ou qu’est-ce qui, s’engage lorsque je m’engage ? Qu’est-ce que j’engage de moi-même ? Comment ? Jusqu’où ?

 

b.       Ce n’est pas juste un artifice rhétorique ou un jeu de mots. Ce qui se joue derrière la question de l’ipséité de l’engagement, il me semble que c’est la distinction entre l’engagement, l’implication et le dévouement. Au sens où l’implication se situerait plus en retrait – on ne s’impliquerait que dans une dimension fonctionnelle, comme on proposerait sa force de travail dans la réalisation d’un objectif précis, de manière moins investie. C’est quelque chose que je propose comme ça, mais je ne suis pas certain que ce ne soit qu’une question d’intensité. Il est sans doute aussi question de bilatéralité, ou de communauté de vues ou d’intérêts. On pourra y revenir.

Pour ce qui est du dévouement, je crois qu’il s’agit au contraire d’une relation caractérisée non pas pour le don de soi, mais par l’oubli de soi. Le dévouement, ce serait en ce sens s’engager jusqu’à s’abandonner – et à nouveau, je me permets d’attirer votre attention sur ce « s’ », sur cette ipséité, sous-jacente à ces questions. Là encore, est-ce seulement une question d’intensité ? Je ne sais pas, mais je ne crois pas. Dans le dévouement, je crois que c’est un tout autre rapport à soi qui est en jeu. L’abandon de soi, ce peut-être aussi bien le sacrifice – telle la démarche du martyr, qui se dévoue à la vérité de sa cause au point de mourir pour elle ; ou l’aveuglement du militant, dévoré par l’idéologie, qui se construit une réalité occultée des faits incompatibles avec sa vision du monde ; ou l’aveuglement du chef d’entreprise engoncé trop loin dans ses erreurs et qui ne parvient plus à faire retour sur lui-même, à réviser son jugement ; ou du manager, du collaborateur, qui s’oublie jusqu’au burn-out, parce que tout lui semble préférable à un relâchement assimilé à un aveu de faiblesse.

 

Implication, engagement, dévouement, pas une question d’intensité donc, mais une question de rapport à soi, d’ipséité. Voilà pour le premier nœud de questions que je voulais soulever.

 

DEUXIEME POINT

Je voudrais pointer ce que je crois être une tension propre au concept d’engagement lui-même. Ce que je voudrais souligner, c’est qu’il me semble que cette question du don de soi sur fond de l’articulation entre engagement au sens juridique et engagement au sens éthique, elle n’est pas sans poser problème : je me demande si d’une certaine manière le fait de « s’engager » au sens juridique du terme, ce ne pourrait pas finalement être en un autre sens une manière de ne pas s’engager – en d’autres termes, si le fait de cadrer juridiquement ce que l’on donne de soi (en termes de temps, en termes d’actions, de cadrer la durée et l’extension de ce que l’on consent à faire, de poser des conditions) – est-ce que finalement ce ne serait pas la manière la plus sûre de ne pas s’engager au sens le plus fondamental, existentiel, éthique, du terme. Comme si, au fond, il y avait dans l’engagement sous sa forme juridique une espèce de garde-fou, de limitation implicite et intrinsèque à la portée de l’engagement comme du don de soi.

C’est une question qui me semble importante à plus d’un titre. Dans le cadre des relations professionnelles évidemment, mais aussi celui des relations amoureuses. Comme dans le cadre du mariage ; le mariage est-il nécessaire pour attester de l’amour que se porteraient deux individus ? Plus encore, un contrat de mariage n’est-il pas souvent perçu comme un frein, voire une précaution insultante ?

Dans le cadre des entreprises, je crois qu’on retrouve exactement le même genre de problèmes : le fait « d’engager » un salarié, autrement dit d’employer sa force de travail dans une logique économique de production et d’échanges, bornée par la loi, n’est-ce pas précisément la meilleure des manières de s’assurer du non-engagement de la personne ? Qui ne s’est jamais vu répondre : « ce n’est pas dans mon contrat ? » ou « je ne suis pas payé pour ça ? »

 

 

TROISIEME POINT

 

Face à cette limitation intrinsèque de l’engagement, à sa symétrie, je crois que l’on doit également s’interroger sur le désengagement et ses modalités. Car on se rend bien compte que l’engagement est tout autant susceptible de basculer dans l’entêtement, dans des délires suicidaires, sacrificiels, qu’ils soient le fruit du fanatisme ou de la résignation. L’engagement du soldat doit-il aller jusqu’à courir au-devant d’une mort certaine, comme c’était le cas pour les combattants de la Première Guerre Mondiale ? L’engagement pour une cause politique doit-il aller jusqu’au sacrifice de sa raison, au point de soutenir coûte que coûte des bourreaux, comme Staline et ses successeurs – qu’on se rappelle l’engagement des communistes et de certains intellectuels en sa faveur dans les années d’après-guerre – ou pire encore, doit-on aller jusqu’à soutenir et voter pour des candidats mis en examen ici pour détournement de fonds et fraude fiscale, là-bas pour harcèlement sexuel, que sais-je encore… ?!

Plus sérieusement, je voudrais simplement, évoquer l’idée que de la même manière que l’on ne peut pas être courageux si l’on est téméraire, je ne crois pas que l’on puisse confondre engagement et obéissance. Autrement dit, que tout engagement ne peut être considéré comme légitime que s’il implique, dès sa formulation, les modalités de sa fin, de ses limites – l’horizon du désengagement, si vous voulez. En d’autres termes, un soldat ne doit s’engager que s’il sait à quel moment il est en droit de désobéir ; un militant ne doit suivre son parti que s’il sait à partir de quel seuil il cessera de le suivre ; un couple ne se doit d’être en couple, non pas « pour le meilleur et pour le pire », mais jusqu’à ce que l’inacceptable advienne – quel qu’il soit, à chaque couple de définir son seuil d’inacceptabilité.

Et là, si vous avez bien suivi ce que j’ai dit précédemment, vous vous rendez bien compte du paralogisme : d’un côté, si je cadre l’engagement, alors je le mets à distance, et je m’assure paradoxalement du non-engagement. De l’autre côté, j’affirme que sans limitation préalable à l’engagement il ne peut y avoir d’engagement légitime.

 

DERNIER POINT QUE JE SOUHAITE MARQUER AVANT LA DISCUSSION

Cette question du désengagement, des limites intrinsèques à faire peser – ou non – sur l’engagement, je crois qu’elle nous amène à considérer quelque chose qui serait de l’ordre du « pourquoi » de l’engagement, aussi bien pourquoi au sens causal, pourquoi en un seul mot, que pour quoi, au sens de but, en deux mots. Après tout, pourquoi s’engagerait-on ? Pour quoi faire ? Et qu’est-ce que les causes et les buts de l’engagement signifient pour l’engagement lui-même ?

J’ai déjà un peu parlé de ce que cela signifie si l’on fait davantage tendre l’engagement dans la direction du don de soi ou de l’abandon de soi, s’il est davantage question d’implication ou au contraire si on ne parle d’implication que pour mieux ne pas s’engager.

Ce qu’il faut faire maintenant c’est reboucler un peu sur cette question du rapport à soi, que j’ai soulevée au début, à travers cette fois la question des motivations, au sens large, de l’engagement.

Or, on peut l’envisager sous deux aspects différents.

 

Premièrement, s’il est question de don de soi, je crois qu’on ne peut pas faire l’économie de la question de la dette, ou du contre-don a minima. Si comme le dit Nietzsche, donner c’est en fait créer une dette chez celui qui reçoit, alors quelle date créons-nous lorsque nous nous engageons dans un couple, une association, un parti politique, une religion. Qu’attendons-nous en retour ? Je crois qu’a minima, sans rentrer dans des considérations d’ordre psychologiques (de la reconnaissance, de la gloire, une récompense après la mort, que sais-je encore…), on s’attend à trouver un « niveau » (si c’est une question d’intensité) ou une nature équivalente d’engagement chez autrui, un rapport à soi et au groupe équivalent à celui qui caractérise notre propre engagement. Penser à la première définition de l’engagement, qui consiste à mettre en gage. Quand je m’engage, qu’est-ce que je souhaite obtenir en retour ? S’engager dans une cause, c’est attendre, voire exiger, de la part des autres individus qui partagent cette même cause une communauté de vues sur l’investissement, les objectifs, les moyens comme les fins… Autrement dit, même s’il est bien question d’un don de soi, ce n’est pas ici quelque chose que j’envisagerais sans contre-don ; autrement dit encore, qu’au cœur de ce rapport de soi à soi-même que constitue l’engagement, c’est la figure d’autrui que l’on découvre. Autrui vient s’interposer, médiatiser le rapport que j’entretiens entre moi et moi-même. C’est-à-dire qu’on ne commence à « s’ » engager qu’à partir du moment où je nous engage, où nous « nous » engageons. L’engagement comme entreprise solitaire est un non-sens. L’engagement n’est pas un solipsisme, même pour le pire des ermites il s’agit déjà d’un soliloque – un dialogue avec soi-même dans lequel je découvre tous les autres.

Et dans le même mouvement l’engagement apparaît comme une forme de déprise de soi, pas d’abandon, mais déprise, dans la mesure où il ne s’agit plus d’avoir raison envers et contre tous – il n’y a pas d’engagement dans l’entêtement, juste une question d’ego mal positionné, un problème de rapport à soi.

Dernier point, pour finir j’aimerais vous faire réfléchir à des questions un peu opérationnelles. Quand on se penche sur des questions de science politique, on peut se rendre compte assez rapidement qu’il existe un lien direct dans nos sociétés entre la forme de gouvernement, l’axiologie qui la traverse (ce qu’on considère comme bien ou mal, comme valeureux ou non, comme éthique ou non, etc.), et la manière dont elles font la guerre. Imaginez un triangle. Par exemple : le héros homérique au point A, solitaire, surhumain, dont la vertu consiste à briller si fort qu’il restera pour l’éternité dans la mémoire de vivants ; la monarchie en B, régime politique indubitablement légitimé par cette représentation du pouvoir et du courage héroïque ; et en C le combat singulier, sur des chars, comme tactique. Ou les Hoplites en A, ces soldats Grecs qui tenaient de grands boucliers, destinés à protéger à la fois une moitié de leur corps et une moitié du corps de leur compagnon, dans la phalange ; en B leur vertu comme capacité à tenir son rang, à ne surtout pas briller comme le héros homérique, ne surtout pas se distinguer sous peine de mettre tout le collectif en danger ; et en C, la démocratie, régime politique indubitablement légitimé par cette représentation du pouvoir et du courage. On peut continuer comme ça longtemps, jusqu’à aujourd’hui, à établir ces parallèles entre vertus, stratégies et tactiques de pouvoir. Ce qui est intéressant je crois, c’est essayer de faire le même exercice avec les entreprises et l’engagement : le mode de gouvernance de l’entreprise d’un côté, le projet de l’entreprise de l’autre, et le type d’engagement – ou le potentiel d’engagement – qu’elle déploie.

Je crois qu’il s’agit d’un équilibre, ou d’une juste combinaison, à trouver. On peut sans doute avoir un management autocratique et un projet d’entreprise particulièrement inspirant, ou un leader particulièrement magnétique – Tesla par exemple ? – et produire un engagement conséquent chez ses collaborateurs.

L’essentiel dans l’entreprise comme ailleurs, pour les questions d’engagement, c’est de savoir faire preuve de lucidité envers soi-même et envers les autres. Aucune promesse, aucun contrat, aucune perspective ne peuvent être construits sur des prémisses faussées. Un projet d’entreprise stimulant, un management éclairé, et en ce qui concerne l’engagement de vos collaborateurs tout devient possible.

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