Par Edouard Jourdain, Philosophe.

L’action se situe à Sienne en 1338, au moment où la peur semble imprégner les esprits. Depuis le XIIIᵉ siècle, les Seigneurs cherchent à miner les fondations des communes en se positionnant comme les garants autoproclamés de la paix. C’est dans ce contexte qu’Ambrogio Lorenzetti peint La fresque du Bon Gouvernement, une œuvre qui met en scène la bonté du pouvoir, non pas comme une vérité transcendante, mais comme une nécessité politique. Commandée par le gouvernement des Neuf, cette fresque se veut un miroir du défi auquel fait face la commune : maintenir un équilibre fragile entre les désirs des puissants et les attentes du peuple. L’œuvre prend place dans le palais communal, lieu où les magistrats de Sienne, issus de la classe moyenne marchande, se réunissent pour entendre les doléances des citoyens.

La fresque, qui occupe trois murs, ne se limite pas à exalter les vertus de la gouvernance. Au nord, les allégories du Bon Gouvernement dominent. À l’ouest, celles du Mauvais Gouvernement montrent un paysage cauchemardesque dominé par le vice et la tyrannie. À l’est, les effets du Bon Gouvernement se déploient dans une cité prospère et harmonieuse. Lorenzetti ne cherche pas seulement à célébrer le pouvoir des Neuf, mais aussi à les mettre en garde : la justice, incarnée par une figure féminine ligotée et désarmée, symbolise la fragilité de l’équilibre. L’orgueil des puissants, illustré par la Superbia, est la racine des maux, rappelant la dévastation engendrée par l’absence de vertus politiques. Cette mise en scène de la gouvernance s’inscrit dans une tradition imprégnée par Dante. Depuis les années 1320, La Divine Comédie influence les imaginaires politiques, établissant une trame narrative où le passage de l’enfer au paradis est une métaphore du gouvernement éclairé. Lorenzetti s’appuie sur ces références pour articuler une réflexion sur la paix, non pas comme une absence de conflit, mais comme une victoire obtenue par la justice. La fresque rappelle que la paix véritable ne se réduit pas à un consensus forcé ; elle est le fruit d’un équilibre entre des forces en tension.

Le purgatoire, au mur nord, représente cette médiation. La justice y est figurée par deux anges : l’un règle les échanges, incarnant la justice commutative ; l’autre distribue récompenses et châtiments, symbolisant la justice distributive. Cette harmonie repose sur un principe égalitaire illustré par les figures des conseillers, toutes de taille identique malgré leurs différences d’âge et d’apparence. La paix, représentée par une femme triomphante, rappelle que l’ordre social repose sur une fiscalité juste, qui nivelle les écarts sans abolir les particularités. Cette vision du bon gouvernement trouve un écho dans les thèses de Machiavel : le pouvoir repose sur un équilibre des forces, où chaque partie trouve sa place dans un conflit productif. Cependant, cette harmonie est précaire. Les Neuf eux-mêmes sont soumis à des forces internes susceptibles de les corrompre. À partir de 1339, leur politique commence à favoriser l’oligarchie bancaire au détriment du peuple. Cette trahison des idéaux de la commune annonce leur chute. En 1355, le peuple se révolte non pour rétablir une tyrannie, mais pour brûler les archives fiscales, symboles de leur oppression. Cette révolte montre que la République, loin d’être une garantie d’harmonie, est toujours menacée par ses propres contradictions. L’historien Patrick Boucheron conclut que l’échec de Sienne illustre une vérité universelle : « La République perd pied dès lors qu’elle ne se comprend plus comme un équilibre pacifié entre les différentes peurs qui la divisent. »

Ce tableau de Sienne invite à une réflexion sur l’usage politique de la peur. Depuis Hobbes, la peur est considérée comme le fondement du contrat social. Mais cette conception repose sur une vision étroite : si la peur peut unir les individus face à un ennemi commun, elle ne suffit pas à maintenir une société stable. La modernité a complexifié ces dynamiques en introduisant la notion de « sécurité humaine ». Hans Jonas, dans son heuristique de la peur, soutient que la conscience des dangers globaux — destruction nucléaire, crise écologique — devrait inciter l’humanité à agir avec précaution. Pourtant, notre époque semble emprunter une autre voie : celle d’une obsession sécuritaire visant à éradiquer tout risque, quitte à déshumaniser les relations sociales. Ulrich Beck, dans La Société du Risque, souligne que cette logique produit une société de la catastrophe, où l’état d’exception devient la norme.

La fresque de Lorenzetti nous rappelle que la peur ne peut être un fondement politique stable si elle n’est pas contrebalancée par une vision positive. Aujourd’hui, les images qui effraient — attentats, catastrophes climatiques — abondent, mais celles qui inspirent un avenir désirable se font rares. La peur, en se substituant à l’espérance, engendre une société fragmentée, incapable de se projeter au-delà de ses angoisses immédiates. Jean Delumeau, dans La Peur en Occident, montre que les peurs collectives sont rarement isolées : elles forment un réseau d’émotions alimenté par des contextes de crise. Plus encore, il observe que les élites, en désignant arbitrairement les objets de peur, exacerbent ces tensions pour légitimer leur pouvoir. Cette instrumentalisation des émotions appelle à un dépassement. Comme le souligne Proudhon, la société ne repose pas uniquement sur la peur ou l’intérêt, mais sur une morale collective et un sens spontané de la justice. La peur, bien qu’inévitable, doit être apprivoisée pour devenir une force constructive. Kierkegaard propose une perspective enrichissante : l’angoisse, loin d’être paralysante, peut devenir un moteur de transformation. La peur irrationnelle, lorsqu’elle est maîtrisée, peut libérer une énergie créatrice, comparable à des anticorps mobilisés contre une menace réelle. Cette puissance d’imagination est essentielle pour surmonter les défis contemporains. Mais pour cela, il faut redonner un sens à l’espérance, en intégrant l’imaginaire, le symbolique et le réel dans un projet collectif.La fresque du Bon Gouvernement nous invite à repenser notre rapport à la peur. Si elle ne peut être éradiquée, elle peut être domestiquée pour nourrir une politique qui, au lieu d’éteindre les conflits, les transforme en une source de justice et de liberté.

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