Par Edouard Jourdain, philosophe.

Dans un monde marqué par une incertitude croissante et des mutations rapides, comment les cadres théoriques et épistémologiques de la prospective et de l’anticipation permettent-ils de mieux appréhender les conflits armés tout en révélant leurs limites structurelles ? Depuis l’Antiquité, où les oracles prévoyaient l’avenir, jusqu’à la modernité, marquée par des méthodes à base de big data et d’analyse empirique, l’humanité n’a cessé de chercher à maîtriser son futur. Pourtant, les résultats mitigés de ces entreprises montrent à quel point les échecs récurrents en matière de prospective révèlent des limites épistémologiques profondes. À cela s’ajoute une tension entre deux paradigmes fondamentaux : la prospective, orientée vers des scénarios à long terme, et l’anticipation, qui cherche à réagir à des situations immédiates.
La Prospective : une science en quête de prédictions fiables
La prospective, en tant que discipline, prend son essor au XXᵉ siècle, portée par des figures comme Gaston Berger. Elle se distingue par sa volonté de prévoir l’avenir à partir de l’analyse de tendances historiques et sociales. Malgré leur diversité, les approches prospectivistes partagent des ambitions communes : l’exploration de scénarios multiples, la réduction de la complexité via des outils technologiques et une appréhension globale des relations internationales. Par exemple, la méthode Delphi, développée par la RAND Corporation dans les années 1960, repose sur des panels d’experts visant à dégager des consensus sur des scénarios futurs, illustrant ainsi l’importance de la collaboration interdisciplinaire. De manière similaire, les simulations informatiques, telles que celles menées pendant la Guerre froide pour évaluer les dommages potentiels d’une guerre nucléaire, montrent comment les données peuvent être utilisées pour construire des scénarios plausibles.
Cependant, les failles épistémologiques sont nombreuses. Lawrence Freedman, dans The future of War: A History souligne ainsi que les modèles prospectifs peinent à prédire les événements majeurs, comme la chute de l’URSS ou les conflits civils récents. Ces échecs tiennent à une confiance excessive en des projections linéaires qui ignorent les ruptures systémiques et la contingence. Un exemple éloquent est l’incapacité des prospectivistes à anticiper le conflit syrien malgré une analyse approfondie des tendances régionales. La prospective militaire moderne tente toutefois pour pallier ces défauts d’incorporer des méthodologies issues de disciplines variées, comme la futurologie et la science-fiction. Par exemple, le projet américain « Marine Corps Science Fiction Futures » demande à des auteurs d’imaginer des scénarios extrêmes afin d’identifier les vulnérabilités stratégiques. Cette approche illustre comment des récits imaginaires peuvent enrichir une discipline souvent critiquée pour son manque d’innovation face à la contingence.
Malgré tout, les outils prospectifs continuent de montrer leurs limites. Ariel Colonomos, dans son ouvrage La politique des oracles, critique notamment les biais institutionnels et idéologiques qui influencent ces travaux, comme dans le cas des rapports prospectifs de la CIA, trop centrés sur le maintien de l’hégémonie américaine. Ces exemples soulignent l’importance de dépasser les ancrages méthodologiques traditionnels pour inclure des perspectives plus inclusives et adaptatives.
L’Anticipation : une démarche opérationnelle face à l’incertitude
L’anticipation, en revanche, se focalise sur le court terme et les dynamiques adaptatives. Elle met l’accent sur les processus plutôt que sur les résultats, intégrant l’idée que les événements futurs peuvent être influencés par des décisions présentes. Gilles Deleuze offre un cadre conceptuel pertinent en établissant une distinction entre « limite » et « seuil » : la limite préserve la stabilité d’un système tandis que le seuil en marque une rupture irréversible. L’anticipation conjugue ainsi une évaluation des limites actuelles avec une préparation aux seuils susceptibles d’émerger.
Un exemple frappant de cette démarche est celui des opérations militaires récentes menées par les États-Unis en Afghanistan. Les planificateurs ont cherché à anticiper les évolutions des tactiques insurgées en intégrant des scénarios possibles, tels que l’émergence de nouvelles routes logistiques ou l’adoption par les Talibans de technologies rudimentaires mais disruptives, comme les explosifs artisanaux. Ces scénarios ont permis de préparer des réponses immédiates, bien que la complexité de l’environnement opérationnel ait souvent dépassé les capacités de réaction. Les approches contemporaines de l’anticipation, qu’elles soient adaptatives ou projectives, cherchent à maximiser la résilience face à l’inconnu. Par exemple, les exercices de simulation menés par l’OTAN pour tester la réactivité face à des cyberattaques montrent comment une attention accrue portée aux signaux faibles peut permettre d’identifier des vulnérabilités avant qu’elles ne soient exploitées. L’idée d’« élargir le cône des plausibles » via des scénarios fictifs permet d’intégrer des événements hors norme, tels que des attaques hybrides ou des utilisations imprévues de drones.
Pourtant, l’intégration des « cygnes noirs »—événements extrêmement rares mais aux conséquences majeures—demeure une limite essentielle. Le printemps arabe illustre parfaitement cette difficulté : bien que des tensions sociales et économiques aient été identifiées dans plusieurs pays, l’ampleur et la rapidité des révolutions ont pris de court la plupart des analystes. Taleb, dans son ouvrage Le cygne noir critique à cet égard l’« arrogance épistémique », cette tendance à sous-estimer l’inconnu en compressant l’éventail des possibles. Dans le contexte militaire, cela se traduit par une dépendance excessive à des modèles prédictifs basés sur des données historiques, sans prise en compte suffisante des ruptures potentielles. Enfin, l’anticipation dans les conflits modernes nécessite de conjuguer différents registres de rationalité. Comme le souligne Deleuze, l’évaluation des limites implique de comprendre les dynamiques sociales, politiques et culturelles des acteurs en présence. Par exemple, lors des négociations entre groupes armés au Mali, l’anticipation des points de rupture dans les discussions a permis d’éviter une escalade immédiate, bien que ces efforts aient souvent échoué à stabiliser durablement la région. Ainsi, l’anticipation, lorsqu’elle est appliquée aux conflits armés, révèle tout autant ses promesses que ses limites. Elle ne peut se contenter d’un simple exercice de prévention ; elle doit intégrer la complexité des interactions humaines, les dynamiques non linéaires et l’incertitude inhérente aux systèmes sociaux.
La prospective et l’anticipation, bien que distinctes, se complètent pour offrir des grilles de lecture pertinentes face à un avenir incertain. Néanmoins, leur efficacité repose sur leur capacité à intégrer les contingences et à dépasser les biais épistémiques qui les fragilisent. Le défi réside moins dans une prévision parfaite que dans la création d’un cadre adaptatif et innovant, apte à conjuguer stabilité et émergence. Ainsi, l’anticipation devient non seulement un outil de gestion du risque, mais également un levier pour transformer les incertitudes en potentialités stratégiques.